Attentifs ensemble et pandémie

Mardi 17 mars.

A cause de cette cochonnerie de coronavirus, la sortie d'Attentifs ensemble est reportée sine die (l'éditeur parle du mois de mai, avec un certain optimisme.) C'est à croire que les gens ne veulent lire que La Peste ou Le Décaméron, ou regarder des films de zombies.

Attentifs ensemble aurait pourtant été un titre accrocheur, dans ce contexte d'angoisse et de mort. Mais le lecteur actuel aurait été déconcerté : ça ne parle que de banlieues gentrifiées ou déglinguées, de vidéos provocatrices et de révoltes imaginatives. Des futilités, en somme, en regard des pénuries de papier toilette. La carcasse confinée qui tousse, c'est ça, la tendance 2020 ! Attentifs ensemble est en retard d'une guerre.

Il reste à l'auteur à s'enfermer chez lui avec son chat, sa fille et sa compagne (et quelques millions de livres) pour contempler le paysage que lui offre son balcon: la matrice d'Attentifs ensemble, la banlieue de Romainville jusqu'à Bagnolet en tournant gaiement le dos à Paris.


- Avec une pensée pour ceux qui vivent dans 18 mètres carrés, tout seuls, en rez-de-chaussée sans lumière du jour, et qui attendent de crever sur place, sans pouvoir s'enfuir, comme des rats malades.

Heureusement, ils peuvent se faire des bouffes :

Recette numéro 1:
Le confiné de canard


Jeudi 19 mars : les livres valent-ils mieux que les chaussettes ?

C'était il y a un siècle : samedi 14 mars, le gouvernement a annoncé la fermeture de tous les commerces non essentiels. Aussitôt, mon sang égoïste a bouilli : Attentifs ensemble sortira le premier avril et ne sera disponible qu'en ligne, au plus grand profit d'Amazon, de son management dégueulasse et de son refus de payer des impôts ?

Autant dire qu'Attentifs ensemble serait un roman mort-né. Son auteur est vieux jeu : il ne croit qu'au livre physique, puant le papier, salissant les doigts. Il est même carrément ringard : alors que ses personnages font leur pub à travers des vidéos imaginatives diffusées sur Youtube et Instagram, figurez-vous que le premier jet a été écrit à la main, avec des stylos et des feuilles blanches.


Heureusement, dès le lendemain, mon éditeur m'a rassuré : la parution est reportée, probablement en mai (ce qui me semble bien optimiste.)

Mais le problème persiste : les librairies ne seraient donc pas des services essentiels ? Autrement dit, une civilisation mérite-t-elle vraiment de survivre, s'il n'y a plus de livres ? L'association des libraires italiens s'est ainsi insurgée contre la fermeture des librairies, décidée chez eux huit jours plus tôt : « Il est singulier que les magasins d'alimentation pour chiens restent ouverts, et pas les librairies. » (En France, les cavistes ont aussi le droit d'ouvrir.) On leur a même refusé le droit de livrer des livres à leurs habitués : « Si le gouvernement a décidé que les libres ne sont pas nécessaires, pourquoi ne pas fermer Amazon ? Pour la préparation des paquets et la livraison des livres, les risques sont les mêmes. » (Les risques sont même supérieurs, vu les conditions de travail des salariés d'Amazon.)



Remarquez au passage que pour avoir une idée de la situation où se trouvera la France dans une semaine, les italianistes ont un moyen simple : il suffit de lire La Repubblica.

Ce cher Bruno Le Maire, notre ministre des Finances, nous a alors fait cette incroyable surprise d'envisager de considérer les librairies comme des commerces essentiels, qui rouvriraient à la condition que les clients entrent un par an. L'ultra-libéralisme se mêle donc chez lui à un goût des livres, paradoxalement (comment peut-on être à la fois un technocrate financier et un littéraire ?), à moins qu'il veuille éviter ainsi de verser des aides pharamineuses au secteur du livre.

Le syndicat des libraires français a de toute façon clôturé le débat : au contraire de ses homologues italiens, il rejette cette proposition, au nom de la protection de la santé des libraires. La conclusion est consternante : nos libraires estiment que leurs vies valent plus que les livres qu'ils vendent. Peut-être feraient-ils mieux de vendre des chaussettes.

Au moins, la Poste m'a livré mes exemplaires personnels.
Pour 1500 euros ou un masque FFP2, je vous en envoie un.
En tout cas, c'est maintenant certain : vous ne lirez pas de sitôt Attentifs ensemble. Sauf si l'on croit certains doux rêveurs : le confinement est prévu pour quinze jours, donc le premier avril, la France sera de retour à la normale.

Prions ensemble le grand lapin vert pour ces innocents, et pour tous les fous qui envisagent de s'acheter un jour un logement à Paris.



Samedi 21 mars : lectures d'effondrement.

Depuis des mois, mes lectures tournaient autour de l'hypothèse que notre monde s'effondre, quelles que soient les causes premières : réchauffement climatique, explosion nucléaire, crise financière, destruction de la biodiversité... Mais je n'avais guère pensé à l'hypothèse d'un virus mondial.

Il faut dire qu'avec le SRAS et le H5N1, on nous avait bassinés de mesures de sécurité pour des maladies ne faisant que quelques centaines de morts. On se méfiait donc des annonces alarmistes de nos gouvernements, qui aiment nous faire vivre dans la paranoïa (du moment que nos angoisses restent égoïstes et apolitiques.)

La nouvelle collection
printemps-été 2020

Donc j'ai pris le métro bondé et le RER aux heures de points dix jours à peine avant qu'on m'enferme. On reniflait à dix centimètres de moi. Je toussais sans qu'on m'insulte. La vie parisienne était belle. Et le soir, je rêve à une grande manif le 31 mars contre la réforme des retraites. Et maintenant, les rares fois où je fais des courses, je m'écarte des gens dans la rue, et quant à promener ma fille, elle fait un tour d'une heure en poussette dans le couloir. (Ah mais, on me souffle à l'oreille : rien n'est plus beau que le sourire d'un enfant.)

Au moins mes lectures de ces derniers mois résonnent-elles avec ce qui se passe : Malevil de Robert Merle, Métro 2033 de Glukhovsy, La Zone du dehors de Damasio, La Route de McCarthy, Le Troupeau aveugle de Brunner, sans oublier Servigne, Comment tout peut s'effondrer. Le confinement est exaltant.

Recette numéro 2:
le Marc Lévy au ketchup
Et si vous êtes plusieurs à la maison et que vous souhaitez passer une soirée sympa, il y a aussi un jeu formidable : Pandemic, où vous incarnerez des chercheurs luttant contre une épidémie mondiale. Peu importe que ce jeu soit épuisé ; notre gouvernement le tiendra pour un produit de première nécessité, réquisitionnera des imprimeries pour le fabriquer, et le mettra en vente dans toutes les bonnes pharmacies.


Mardi 24 mars : les bons côtés de la pandémie.

La pandémie, madame, a ses côtés joyeux. Par exemple:
- On se prend pour Pascal dans sa chambre (avec Internet) :
- La pollution diminue ;
- Le nombre de vieux s'écroule (ce qui rend moins pénibles les queues à Carrouf) ;
- Les actionnaires pleurnichent ;
- On voit clairement quels boulots sont vraiment utiles (cher communicant, cher commercial, tu sais maintenant que tu fais un boulot de merde)  ;
- On admire la chevelure de Monsieur Raoult ;
- Buzyn ne sera jamais, jamais, jamais, maire de Paris ;
- Les actionnaires pleurnichent, bis (les bourses perdent 30 ou 40%, tandis qu'au pire du pire, les populations baisseront de 1% - à peine 600 000 morts en France) ;
- Nous constatons que nous produisons trop, que nous travaillons trop :
- Neymar et Mbappé s'ennuient ;
- Des malins ont cambriolé 2500 appartements haussmanniens dont les propriétaires se sont réfugiés à l'île de Ré ;
- Les mecs en bracelet électronique se marrent de nous voir cloîtrés derrière notre fenêtre.

Il y a même un effet kiss-cool:
- Ensuite, on ne perdra plus notre temps à réserver nos vacances plus de quinze jours à l'avance ;
- Toutes les revendications des personnels soignants seront acceptées (enfin, pour les survivants) ;
- On demandera tous notre mutation en Ardèche ou en Creuse ;
- On sera ravi de retrouver l'air libre, et quand on verra la bouche de métro, non, non, hors de question, on préférera démissionner ;
- L'âge de la retraite passera à 58 ans, grâce à la mort de deux millions de vieux ;
- On sera assez prévoyants pour stocker des masques FFP2 et du papier hygiénique dans l'attente du coro suivant, qui durera de décembre 2020 à septembre 2021 ;
- Les actionnaires pleurnicheront toujours, de voir qu'on veut pas, on veut pas, on veut pas revivre comme avant ;
- L'avenir a une chance d'être vivable. Et même s'il est apocalyptique, c'est exaltant de l'imaginer.

Dire que certains se plaignent d'être confinés !


Dimanche 5 avril : la lutte des classes dans le confinement.

Les médias plaint beaucoup le personnel soignant, et parle aussi un peu, comme d'habitude, de la "grogne" des "syndicats contestataires" qui appellent au droit de retrait, voire à la grève, alors qu'il faudrait vivre dans l'union sacrée et songer dès maintenant aux sacrifices que nous devrons faire pour que l'entreprise France retrouve la croissance et la compétitivité.

On ne songe guère en revanche que le combat syndical se passe le plus souvent sur un coin de table, devant un écran connecté à Skype, Webex ou Zoom, avec les gosses qui chialent à côté, vêtu d'un slip kangourou (hors-champ) et la clope au bec, comme au bon vieux temps : c'est ainsi que se retrouvent toujours les directions et les élus des CSE (la version Macron des comités d'entreprise), pour le "dialogue social" entre les "partenaires".

A l'Assemblée aussi, ils s'y mettent,
pour nous construire un avenir radieux 

Ça discute forcément de coronavirus. De mesures de protection sur le lieu de travail, et d'impact sur l'EBITDA du Q2 et sur le KPI des sales-forces. Mais aussi, avant tout, d'activité partielle - en bon français de chômage technique. Vous savez, ces généreuses mesures du gouvernement faites pour aider les entreprises et les salariés à passer cette période terrible, dans un esprit d'union sacrée.

Bref. L'auteur d'Attentifs ensemble a le bonheur d'exercer un mandat de représentant du personnel dans un groupe privé basé sur un LBO donc gaiement inscrit dans l'économie financiarisée. C'est dire s'il est en première ligne pour boire son café le chat sur les genoux près de sa fille qui pleure tandis que le DG parle la larme à l'œil de "tensions sur la trésorerie".

On résume le propos : la boîte paie déjà beaucoup trop d'impôts ; la France est dirigée par des lois communistes ; grattons de l'argent à l'Etat pour payer les salaires (à 84%), mais comme nos "collaborateurs" ne sont pas des feignants, ils bosseront quand même un peu ; et aucun syndicaliste n'oserait dénoncer cette escroquerie, car l'intérêt du salarié et celui de son patron, n'est-ce pas, sont identiques.

Que répondre à cela ? Que la boîte fait toujours de la marge, et que ces plaintes sont indécentes, alors que des travailleurs vraiment essentiels risquent leur vie à leur boulot ? Autant caresser son chat et se servir vite fait - à l'écart de la caméra - une bonne rasade de vinasse, dans le mug à café pour faire semblant. 

Heureusement que Pénicaud, cette marxiste sauvage, appelle les salariés à signaler leurs patrons voyous à l'inspection du travail, en rappelant que ces employeurs risquent de se prendre deux ans de confinement à Fleury-Mérogis.

Et surtout, on aura bientôt le droit de sortir - mais pas pour aller au resto, au parc, au cinéma, chez des amis ou à la plage : pour bosser, pour restaurer la compétitivité, pour le retour de la croissance.

Et les chômeurs se moqueront bien de nous, tant que le combat de classes se limitera à ce simulacre.


Jeudi 16 avril : balade du confiné.

Je suis un mauvais citoyen, un salaud, un complice abject de la mort de 20 000 Français : en ces temps d'union nationale, j'ai fait une promenade. (Un jeudi à 10 heures, lorsque la foule est la plus rare. Mais peu importe : restez chez vous, on vous a dit, et préparez-vous à des années d'efforts pour rétablir la compétitivité de l'entreprise France.)

La tête du coupable.

Le printemps est pourtant éclatant :

Le canal de l'Ourcq, à Pantin, est débarrassé de ces
derniers de cordée qui viennent y picoler ou s'embrasser
au lieu de balayer sagement le métro.
Les octogénaires du voisinage ont enfin la paix.
 Surtout, l'ordre règne :

L'entrée du Leclerc. Des tas de bons citoyens prêts
à risquer leur vie pour des kleenex et de la bière.

La Nationale 3, à 500 mètres de Paris,
en pleine semaine, à l'heure de pointe.
Mais un village gaulois résiste. Comme en 1942, c'est à la main que la Résistance s'affiche :

On soupçonnera ici la plume de l'ancienne
voisine de Bertinotti au Parlement européen.

Et les bourgeois trembleront fort, de sentir gronder la colère des confinés marxistes-léninistes.


Parenthèse du samedi 26 avril : d'où je parle

Etant confinés, nous sommes notre logement, qui lui-même reflète nos revenus et notre culture. Sans faire du Jakobson ou du Bachmann, l'honnêteté (ou l'oisiveté) oblige l'auteur à dire à son tour d'où il parle:
- De Seine-Saint-Denis, fief de l'anti-France. Mais de l'une de ses zones les plus gentrifiées (en bon français: embourgeoisées), où vivre coûte aussi cher que dans la moitié de Paris.
- D'un F3-cuisine-balcon-cave-box avec gardien et une jolie vue (du 93), pour deux adultes, un bébé et un chat stupide, ce qui dans la région est assez confortable (dans trente ans, ce sera une autre histoire.)
- Avec deux salaires qui nous placent entre les CSP et les CSP+, et toutefois syndicalistes et allergiques à l'extrême centre, mais aussi allergiques à l'engagement dans un parti.

Et les Sainte-Beuve de Boulevard Voltaire sauront en tirer leurs conclusions.


Dimanche 17 mai : finalement.

Finalement, ce journal aura été loin d'être quotidien. J'avais sans doute moins de matière que Marie Darrieussecq (aucune biche ne mange sur mon balcon), et pousser la poussette de ma fille de six mois dans un couloir de 7,30 mètres a longtemps constitué ma plus longue promenade.

Nous voilà heureusement déconfinés - donc libres, paraît-il.

Pour dix ou douze jours, la mode des masques fait fureur (surtout chez ceux qui touchent sans crainte les boutons d'ascenseur.) Les bibliothèques restent fermées: les pauvres n'ont qu'à s'acheter des livres. Mais dans les librairies, ne touchons pas aux livres: nous serions d'horribles criminels. Du moins sont-elles ouvertes, contrairement aux parcs: on désire en haut lieu que les gens s'entassent sur des trottoirs étroits ou au bord des canaux. Mais n'en voulons pas trop à notre gouvernement: il paraît qu'il a découvert les services publics. Mais il détruit toujours le droit du travail, ce qui n'empêche pas le patronat de pleurnicher, quoique les baisses de "charges" qu'on lui a octroyées soient une cause majeure de la destruction de l'hôpital public, donc des milliers de morts déplorées en France.

Bref, nous sommes libres, et nous nous battrons à l'unisson pour une Europe moderne et productiviste, compétitive et hyper-connectée, agile et innovante.

Quant à la qualité de vie, à la souffrance des solitaires confinés, à l'approfondissement des inégalités, aux désirs de soleil et de sociabilité, et au besoin de luttes efficaces, seuls des terroristes ou des imbéciles invoqueront ces futilités.

Finalement, seuls des détails changent.


Vive la sécurité, vive la France masquée!