La
quatrième de couverture d'Attentifs
ensemble
évoque l'esprit de Manchette. Pourtant cette parenté est limitée,
et parfois parodique ; d'autres inspirations parfois
contradictoires importent autant que celle de Manchette ; et le
spectacle du monde actuel (spectacle
dans
les deux sens) est ce qui motive et oriente en premier Attentifs
ensemble.
Les éditorialistes de BFM en sont hélas la première source.
Le
monde a d'ailleurs changé depuis les années de Manchette. On ne
peut plus espérer que la révolution approche et que, donc, le polar
en devient « frivole » (cf. Chroniques, p.
159.) Le désespoir domine maintenant. « Le Mal est au
pouvoir », écrivait Manchette du monde montré dans les
polars : c'est maintenant sans aucune issue, sauf un humour à
moitié cynique et à moitié grotesque.
Qu'est-ce
qu'être manchettien, d'abord ? C'est une aberration :
Manchette se référait presque uniquement au roman noir américain ;
et depuis Manchette, les auteurs de néo-polar français se réfèrent
avant tout à lui, mettant au second plan ses références
américaines. Le mieux est donc de rire avec Quadruppani de ce qu'il
advient du néo-polar quand il se peuple de « marchands de bons
sentiments » dont l'horizon politique se limite à
l'anti-fascisme et à l'anti-racisme ; et de tenter, comme
Manchette, d'écrire le récit de « gens qui sont dans une
situation de tension au départ et qui éclatent » (entretien
de 1973.) Il s'agit même de se moquer de Manchette : la scène
finale de la ferme d'Attentifs ensemble est une sorte de
parodie de Nada, et la transformation ultérieure de Marion,
une réplique grotesque de celle d'Aimée au début de Fatale.
Sans parler de la statue de Lucifer, concrétisation outrancière du
« Mal au pouvoir. »
Attentifs
ensemble s'apparente donc un peu
aux textes de Manchette par le jeu avec les références, de parodies
en détournements et en actualisations. On n'y écoute pas de jazz,
mais du hip-hop. On n'y aime pas la profondeur : « La
psychologie m'emmerde », déclarait Manchette de manière
brillante. Et le Karim d'Attentifs ensemble est
comme Gerfaut un stéréotype social. Le principal point commun avec
l'esprit de Manchette, ce serait donc ceci : s'exaspérer du
spectacle du monde, et chaque fois qu'il y a un risque de faire de la
littérature, préférer faire dans le burlesque, le banal, le
trivial, le populaire, le cliché – mais avec un travail maniaque
de la langue.
Une quatrième de couv' de Manchette, avant que des universitaires n'en fassent un Dieu |
C'est
dire que cette parenté supposée, c'est surtout une parenté commune
avec le situationnisme. Manchette et Attentifs ensemble
descendent tous deux du
grand-père Debord, de la théorie situ, mais aussi et surtout du
situationnisme en action : montages vidéos relavant du
happening situ ; braquages déguisés avec des masques de
Bernard Arnault ; plaisanterie du « gaullisme »
affiché par le FRP, et mise en abyme de la novlangue des médias et
du pouvoir quand ils parlent de « progrès » mais ne font
que détruire.
Aux
situs et à Manchette s'ajoute le désir irréalisable d'écrire un
Éléphant
– moins le film de Gus Van Sant que le court-métrage d'AlanClarke : une succession serrée de meurtres dans des lieux
publics, sans dialogue ni explication. Et il faut reconnaître que
Manchette a parfois partagé ce désir (entretien de 1977) :
« Je
rêve d'un roman où j'accumulerais les cadavres, une cinquantaine,
un burlesque, mais noir, noir. » Mais Virginie Despentes l'a
peut-être réalisé de manière plus complète dans Baise-moi.
Dans tous les cas, c'est un désir qui vient moins de Manchette que
d'un contexte commun, et d'irritations aussi puissantes mais aux
objets distincts.
Et
puis, Attentifs
ensemble vient
aussi tout droit des Trois
Mousquetaires.
Marion, Basile, Franck et les autres, dans leur diversité, ne sont
finalement que des avatars de la joyeuse bande d'Alexandre Dumas, et
Attentifs
ensemble n'est
ainsi qu'un roman d'aventures mis au goût de la France de 2020 –
situ et violent, ironique et grotesque, et forcément un peu
régressif.